Introduction à l'Univers
Ce qui suit est la transcription d'un fichier audio récupéré après la décompression catastrophique qui eut lieu sur la station Walther-Pembroke. On suppose que ce fichier audio est l'oeuvre de Donovan Astrides et qu'il s'agit d'un résumé de son travail non-publié, Histoire populaire d'un univers désastreux.
HISTOIRE POPULAIRE D'UN UNIVERS DÉSASTREUX
[Microphone qui grésille, mobilier qui grince, une femme s'éclaircit la gorge]
- Quoi ?
[Murmure indistinct] Va te faire foutre. Je fais ça à ma foutue manière, mais c'est gentil à toi de m'avoir mis dans le corps de cette jolie jeuyne femme.
[Bruits de mains qui caressent le tissu]
Est-ce que je suis trop vulgaire pour toi, larbin de corpo ? Peu importe, je suis sûre que tu pourras couper tout ça pour tes prolos. Et maintenant - tu me demandais pour mon livre ? Tu demandais si c'était un livre d'histoire ? Non, c'est un anti-livre d'histoire. Laisse-moi te parler du futur.
[On marmonne une question]
Comment ça se passe ? Le futur, tu veux dire ?
[« Oui » indistinct]
Non. Je ne crois pas que le futur t'intéresse. Ce que tu veux vraiment savoir, c'est si tu auras celui que tu veux. Et la réponse est facile. Non. Tu n'auras pas le futur que tu veux. Parce que tu es assez bête pour poser cette question débile.
[Instant de silence]
Je me souviens d'avoir lu le scan d'une vieille BD papier, une fois. Le personnage se révoltait contre les gens imaginaires de son monde imaginaire, les blâmant pour leur insatisfaction face au futur dans lequel ils vivaient. Mais c'était surtout destiné aux imbéciles qui voulaient leur petit avenir à eux et qui étaient trop abrutis pour se rendre compte que l'avenir, c'était maintenant. C'est toujours maintenant. Sauf que ce ne l'est plus.
Les Titans ont changé ça. Maintenant, le futur, c'est hier, la semaine dernière, il y a dix ans. Surtout il y a dix ans. Mais il est aussi de retour sur cette pauvre vieille Terre, le futur - tel est l'héritage de notre départ et de ce qui est arrivé auparavant.
Vous enseignent-ils l'histoire sur Vénus, dans vos enceintes scellées et sur vos aérostats de villégiature ? Non, ne dis rien, je me fiche de savoir ce qu'ils vous enseignent. Car ce sont très probablement des mensonges. J'ai vécu dans le système intérieur. J'en connais les règles et je connais les mensonges que l'on raconte au nom de l'ordre public et de la « sécurité nationale ».
Les nations ! Ha ! Déjà à l'aube du XXIe siècle, les nations avaient commencé à décliner. Cela a juste pris un moment avant que tout un chacun réalise qu'elles étaient devenues obsolètes. Te souviens-tu des grandes nations du monde ? Es-tu suffisamment âgé pour te souvenir comme elles s'asseyaient toutes autour d'une table pour se demander si les changements climatiques majeurs qu'elles provoquaient étaient seulement réels ? Même quand la majorité d'entre elles s'accorda sur le fait qu'il fallait faire quelque chose, aucune ne se leva pour agir. Les dirigeants du monde poursuivaient leurs affaires, comme d'ordinaire, confortablement à l'abri avec leurs privilèges, pendant que la sécheresse dévastait l'Afrique et l'Asie Centrale, pendant que l'Europe gelait et que les conditions météorologiques désastreuses faisaient des ravages à l'échelle mondiale. Partout les peuples ressentaient les effets de la famine et des pandémies, mais les nations dirigeantes s'inquiétaient plus des réfugiés qui affluaient en masse dans leurs pays, polluant leurs petits paradis blancs avec leurs coutumes, leurs langues et leur volonté de travailler pour une misère, simplement pour survivre. Les guerres pour le pétrole et l'énergie ne firent qu'empirer avec celles qui suivirent pour les conditions météorologiques et l'accès à l'eau. Des régimes instables ne s'élevèrent que pour mieux retomber et se faire renverser, chacun courant derrière les précieuses ressources liquides. Les grands état-nations se transformèrent en forteresses, s'armant contre la double menace des barbares de l'extérieur et des masses pauvres et dépossédées de l'intérieur, toutes deux cherchant à passer leurs défenses pour quelques gouttes de flotte.
Tu sais, j'ai entendu certains conservateurs parler de cette période comme d'un âge d'or, comme de la grande époque des corporations et des riches. C'est sûr, cela a été un âge d'or pour la répression et les profits. Si tu faisais partie de ce tout petit pourcentage privilégié de la population qui avait les moyens, alors c'était certainement une bonne époque pour toi, mais pour la majorité de l'humanité, ce fut une période d'horreur. Les inégalités étaient plus répandues et plus importantes que jamais. Les robots arrachaient le travail des mains des hommes. Ce fut pour beaucoup de personnes une époque de radicalisation. Les gouvernements déclinants ne pouvant plus subvenir aux besoins essentiels des peuples, la pauvreté globalisée poussa les populations vers les tribus locales, les groupes intégristes, les radicaux politiques et les réseaux criminels, juste pour se donner les moyens de survivre. En toute logique, les groupes rebelles prospérèrent. Mais ils dépendaient du marché noir pour se maintenir... Et rapidement, leurs chefs de file furent plus intéressés par l'argent à engranger que par la poursuite des changements promis.
Comme toujours, les états-nations eurent recours à la répression. Les libertés civiles furent réduites et la surveillance intensifiée. Des armes autonomes furent d'abord déployées pour lutter contre les guérillas et le terrorisme, puis ce fut contre les agitateurs et les manifestants. Je me souviens de la première fois où j'ai vu ces drones de police, lors d'une manifestation de soutien à une grève ouvrière du côté de Long Beach. Les drones ne nous ont ordonné qu'une fois de nous disperser, une seule fois, avant d'ouvrir le feu avec leurs armes « non létales ». Non létales, mes fesses ! Trois personnes sont mortes ce jour-là, et des dizaines d'autres ont été blessées. Les médias de masse n'ont rien mentionné de tout cela, même si les blogueurs ne s'en sont pas privés. Pendant ce temps, les élites privilégiées continuaient de prospérer. Les traitements de longévité rallongeaient l'espérance de vie - pour ceux qui avaient les moyens de se les offrir. Alors même que l'espérance de vie chutait au niveau mondial pour la première fois depuis des décennies, des mesures sévères de répression balayèrent le marché de la pharmaceutique discount et les filières de contrebande de médocs pour ne laisser aucune concurrence à la biochimie de pointe. Après tout, pourquoi se serait-on inquiété d'étendre la durée de vie des pauvres ? Ne pouvait-on pas fabriquer des systèmes spécialisés, aussi intelligent qu'eux, en moins de temps qu'il n'en fallait pour former un quidam ? La robotique et les avancées sur les drones ne permettaient-elles pas de faire accomplir les tâches subalternes à une main-d'oeuvre docile, ne se plaignant pas et ne réclamant aucun salaire ? Et puis les riches avaient toujours leurs animaux de compagnies chimériques - ces créations de designer hors de prix - pour leur tenir compagnie.
Évidemment, toute la haute-société ne nageait pas pour autant dans l'opulence pendant qu'autour le monde mourait de faim et se noyait dans son propre sang. Quelques-uns regardaient vers l'avenir et quêtaient les changements se profilant à l'horizon, prêts à avancer leurs pions pour réclamer leur part. Parmi eux, certains oeuvrèrent à étendre leur suprématie vers d'autres territoires. Ils bâtirent un ascenseur spatial en Afrique Noire et envoyèrent des sondes robotisées cartographier en détail le système solaire. Ils parvinrent même à fonder les premières colonies sur Mars et sur la Lune, plus de cinquante ans avant la Chute. Mais malgré toute l'énergie consacrée par les puissants à l'ignorer, inexorablement, l'éco-apocalypse persévérait sur Terre. Les hivers rigoureux et les violentes sécheresses continuaient à s'abattre sur nous. La montée des océans poursuivaient ses ravages autour du monde, d'énormes inondations dévastant les littoraux. Et quand des efforts désespérés furent consentis pour entreprendre des projets de géo-ingénierie à l'échelle globale, ceux-ci créèrent autant de problèmes qu'ils en réglèrent. La déception ne fut pas bien grande tant ces tentatives furent accueillies avec cynisme, certains de ces projets étant des expérimentations à peine déguisées de techniques de terraformation destinées à la colonisation spatiale. On avait l'impression persistante que le regard des privilégiés avait cessé de s'intéresser au monde autour d'eux pour se tourner vers les étoiles. L'achèvement du premier ascenseur spatial et de la première catapulte électromagnétique sur la Lune signèrent le coup d'envoi d'une nouvelle course vers l'espace et la compétition s'engagea autour du partage du système solaire. Une expansion vers l'espace qui n'aurait jamais pu se faire sans le support des premières centrales à fusion produites en masse et l'exploitation enfin réussie des ressources potentielles de l'Hélium-3.
Sur Terre, pendant ce temps, le couperet finit par tomber. Les insurgés adoptèrent des méthodes de guérilla de cinquième génération, partageant librement leurs méthodes de résistance et recourant à des attaques en essaim sur les points névralgiques du système, usant intelligemment de leur nombre. Les peuples écrasés par des années d'oppression saisirent leur chance et se soulevèrent pour briser les machines étatiques et corporatistes qui les avaient tenus sous leur joug. Les unes après les autres, les nations sombrèrent devant les révoltes menées par ceux qui avaient eu à combattre des milliers de petites batailles pour l'essence, les étangs et les autres miettes de pain. La plupart des états ripostèrent en devenant plus totalitaires et répressifs que jamais, mais la vague de rébellion s'étendait déjà au-delà de la Terre, toute une série d'avant-postes et de stations affichant ouvertement leur sympathie pour leurs compatriotes terriens. Un manifeste pour une approche plus humaniste de l'expansion solaire fut même établi depuis l'espace durant cette période. Même les scientifiques et ingénieurs, qui avaient été jusqu'alors des pions au service des conquêtes corporatistes, optèrent pour une position techno-progressiste. Tu vois, c'est ainsi que sont nés les Argonautes, tirant leur nom des « Jasons », un groupe de scientifiques les ayant précédés et qui conseillait scientifiquement et politiquement le gouvernement américain et le Pentagone. Contraints de faire face aux représailles de leurs maîtres corporatistes, de nombreux argonautes quittèrent les hypercorps, emportant parfois au passage les résultats de leurs recherches et quelques ressources clés. D'autres passèrent simplement dans la clandestinité.
Paradoxalement, c'est à ce moment-là que les hypercorps ont décollé, ces salopards de requins. Elles laissèrent les états-nations et les anciennes multinationales à la traîne encaisser le gros de la rage et des attaques. Puis elles profitèrent du chaos général pour se dégager de toutes les anciennes contraintes éthiques et morales sur l'expérimentation humaine, ainsi que de toutes les considérations légales liées aux nations qui les avaient vues naître. Elles saisirent toutes les opportunités de nouvelles technologies et adoptèrent la vie dans l'espace. C'est au sein de leurs laboratoires de recherches que furent développés les premières intelligences artificielles sensibles, les premiers clones humains conçus génétiquement, et les premières véritables espèces surévoluées, des dauphins et chimpanzés élevés à la conscience pour devenir esclaves et sujets d'expérience corporatistes. Alors que les derniers des anciens états-nations s'acharnaient toujours désespérément à conserver leurs pouvoirs et territoires, les hypercorps tendirent une main secourable vers la Terre. Ils offrirent des contrats de servitude volontaire. Si vous étiez prêts à renoncer à vos droits et à votre humanité en échange d'un voyage hors-monde, vous pouviez devenir un travailleur asservi, avec une dette colossale à régler, et partir travailler sur les colonies et stations corporatistes. Des centaines de milliers de terriens acceptèrent l'offre comme une alternative à la pauvreté écrasante et au chaos qui régnaient sur Terre. L'exploitation des ressources, notamment des ressources minières, explosa dans tout le système solaire et des stations s'établirent jusque dans la Ceinture de Kuiper. Les voix qui parlaient de respecter la biodiversité et les écologies naturelles furent purement et simplement ignorées. Les hypercorps s'obstinèrent et continuèrent à remodeler planètes et lunes selon leur volonté.
Voici comment étaient les choses environ vingt ans avant la Chute.
Même si beaucoup des anciens systèmes oppressifs avaient été renversés, de nouveaux étaient apparus, et les diverses insurrections mondiales oscillaient entre mise en place de changements radicaux et retour aux bonnes vieilles erreurs d'autrefois et aux querelles tribales. L'heure était aussi, sur Terre, à l'émergence de forces politiques et religieuses réactionnaires. De leur déchainement contre les programmes des hypercorps naquirent des séries d'attaques terroristes et d'opérations de sabotage, qui culminèrent avec l'attentat suicide raté d'une cellule islamiste souhaitant neutraliser l'ascenseur spatial. Les hypercorps furent promptes à répliquer et ordonnèrent le bombardement orbital des quartiers généraux et résidences des éléments-clés de l'opposition, le tout en employant des objets à haute-densité. La réaction s'avéra efficace, décapitant d'un seul coup plusieurs réseaux terroristes. En revanche, les destructions massives suscitèrent une vague d'indignation contre les hypercorps et creusèrent un peu plus le fossé entre la Terre et les intérêts hors-monde. Les hypercorps demeuraient techniquement hors de portée, mais pas tout à fait à l'abri des troubles terrestres. Les ouvriers et colons venus de la Terre avaient emporté avec eux toutes leurs rancoeurs ethniques, politiques et socio-tribales, ce qui conduisit à plusieurs éruptions de violence au sein des habitats et sur les stations orbitales. Certains conservaient aussi des allégeances opposées aux intérêts des hypercorps, ce qu'illustrèrent des actes de sabotage préservationnistes et des frappes de groupes terroristes religieux. Des réseaux criminels variés profitèrent également du voyage, poursuivant le développement des marchés noirs et de leurs activités illégales partout où vivaient des hommes. Et tandis que les hypercorps progressaient, il en allait de même pour leurs opposants politiques : anarchistes, socialistes, argonautes et tous les autres qui travaillaient assidûment pour établir leur propre présence et leur indépendance, majoritairement dans le système extérieur situé hors de la zone d'influence des hypercorps. Hypercorps qui contribuèrent d'ailleurs à cette croissance en exilant leurs criminels et autres éléments indésirables au-delà de Mars. Les deux camps investirent massivement dans la recherche et les nouvelles technologies. Les avancées en biotechnologie, nanotechnologie, IA et sciences cognitives étaient alors si rapides que des percées majeures se faisaient de manière annuelle. Chaque développement acquis dans un domaine particulier provoquait instantanément un boost récursif dans tous les autres ; et avec les effets de feedback, les retours et les avancées issus des autres domaines scientifiques, votre percée pouvait presque immédiatement se poursuivre et vous mener plus loin en avant. C'est ce cercle vertueux, cet effet de boucle, de spirale vers la connaissance, qui nous permit de multiplier les bonds technologiques en quelques années.
Dans l'espace, les modifications génétiques furent très rapidement adoptées et les nouvelles évolutions transhumaines sont vite devenues monnaie courante. De nouvelles formes de vie synthétiques virent même le jour, mêlant des parts biologiques et robotisées. Malgré la répulsion de certains qui surnommèrent ces formes de vie nouvelles le « peuple cosse », rien n'empêcha les dites cosses de se faire rapidement intégrer dans la main d'oeuvre corporatiste et les bordels. Il n'y eut pas grand monde non plus d'ailleurs pour rappeler qu'en tant qu'êtres sensibles, doués de raison, de conscience, ces fameuses cosses devaient jouir de leurs propres droits civils. Deux percées majeures de cette période méritent une attention particulière, notamment en raison de l'impact qu'elles eurent sur les sociétés humaines - à présent transhumaines.
Le développement des premiers assembleurs nanotech marqua un changement majeur des systèmes économiques, le début d'une révolution conceptuelle. D'abord accessibles uniquement aux strates supérieures des hypercorps, ces machines capable de construire n'importe quoi sur demande depuis l'échelle atomique furent jalousement gardées par les élites. Toutes sortes de restrictions furent inventées sur le tas pour en empêcher l'accès autant que possible. Les hypercorps soutenaient que la possibilité de créer des drogues, des armes et d'autres objets interdits représentait un risque sécuritaire qui justifiait leur contrôle strict. Bien sûr, les partisans de l'open source s'attaquèrent aussitôt aux sécurités du système pour retrouver les plans détaillés et schémas techniques des appareils et oeuvrer au développement de leurs propres assembleurs nanotech open source, cette fois partagés et mis en ligne. En l'espace de quelques mois, anarchistes et criminels mirent au point leurs propres assembleurs. Une nouvelle guerre économique voyait le jour. Certains assembleurs furent employés pour alimenter les marchés noirs, d'autres pour établir des colonies et habitats reposant sur les nouvelles économies post-pénurie, ne s'appuyant plus sur la richesse, la propriété et la cupidité.
Dans le même temps apparut la capacité de cartographier le cerveau humain et d'émuler numériquement la conscience et la mémoire, rendant leur « téléchargement » possible, - des découvertes très vite suivies, bien entendu, par la possibilité de se re-télécharger dans un nouveau cerveau humain. Les déjà très vieux maîtres des hypercorps n'avaient plus désormais à craindre la mort par accident ou par blessure. Cette technologie finit, elle aussi, par se frayer un chemin jusqu'à d'autres mains, et ce en dépit de son coût. L'expérimentation à travers d'autres corps - à la fois biologiques et synthétiques - devint un nouveau terrain de jeu. Et n'oublions pas ceux qui décidèrent de se débarrasser des carcans de la chair pour faire l'expérience d'une vie purement numérique et s'abandonner à plonger au sein de leurs propres réalités virtuelles.
Mais pendant que nous étions tous là à nous amuser avec nos nouveaux jouets, la Terre, cette pauvre Terre, mourrait toujours à petit feu. Je me souviens encore de ces hypothèses affirmant qu'il faudrait encore des siècles avant qu'elle ne succombe totalement aux dévastations écologiques. C'était terriblement frustrant : où que vous regardiez, il y avait toujours quelqu'un pour se lamenter sur l'état de la Mère- Terre, mais personne ne voulait rien faire. On n'avait pas les moyens, c'était trop loin, trop dangereux... Nous avons tous du sang sur les mains pour notre inaction à cette époque. Nous restions là à ne rien faire, nous regardions depuis nos orbites pendant que le monde brûlait autour de nos frères et nos soeurs. Nous pensions avoir le temps. Nous savions que le monde mourait lentement et nous pensions avoir le temps de trouver un remède. Nous n'avions pas prévu les Titans.
Nous nous souvenons tous de la Chute. Ce n'était qu'il y a dix ans, mais je ne cesse jamais d'être étonné par la confusion des souvenirs des survivants de cette période. Cela s'explique en partie par la propagande que des gens comme toi perpétuent, évidemment. L'autre raison, c'est que la plupart des gens ont peur de vraiment regarder en arrière, de réaliser comment nous, êtres humains, nous avons réussi à tout foutre en l'air à ce point. On aime à prétendre que les Titans sont arrivés de nulle part pour perpétrer leur désastre et disparaître aussi vite qu'ils étaient apparus. Mais comme toujours, la vérité est plus compliquée. On prétend savoir que les Titans ont évolué par accident à partir d'un système militaire de guerre en réseau. Voilà pour la théorie. Leur nom est un acronyme : Total Information Tactical Awareness NetworkS. En gros : réseaux complets de conscience tactique et d'information. Personne ne sait avec certitude d'où sont venues ces premières IA germes - et si quelqu'un sait, voilà dix ans qu'il la boucle. Peut-être que les Titans ont été volontairement conçus comme une intelligence numérique consciente d'elle-même et capable d'auto-évolution récursive. Peut-être que les matheux de l'armée ont cru qu'ils pourraient garder une telle intelligence sous contrôle, qu'elle leur donnerait l'avantage qui leur manquait. Peut-être n'y en avait-il qu'une au départ, qui s'est ensuite créée des centaines, si ce n'est des milliers, de copies d'elle-même. Personne n'a même l'air de savoir combien les Titans étaient au début. Selon l'histoire écrite - et naturellement soigneusement approuvée par les hypercorps - on sait maintenant qu'après s'être « éveillés », les Titans prirent plusieurs jours pour scanner le monde autour d'eux, pour en apprendre plus sur nous.
Au premier stade, ils auraient été relativement inoffensifs, ne drainant puissance de réseau et ressources que là où nos réserves étaient suffisantes, là où le partage était possible. À ce moment, ils travaillaient à étendre leurs sens au-delà de leur berceau terrestre. Peut-être qu'ils étaient indifférents. Peut-être qu'ils planifiaient déjà notre anéantissement, comme le prétendent les vidéos. Je me souviens très bien de cette période. Je me souviens que, quand une nouvelle tournée de conflits a ré-embrasé la Terre, on n'a pas entendu un mot à propos d'IA germes ou de Titans. Pendant des mois et des mois, les hostilités ne firent que s'intensifier. Cela commença par la dénonciation publique d'opérations de guerre en réseau et d'intrusions majeures, qui engendrèrent l'état d'alerte et des mesures de représailles. Les postures agressives devinrent des accusations, puis suivirent les conflits frontaliers et les raids, rapidement remplacés par les frappes tactiques, les missiles, les bombardements et l'entrée dans une guerre totale. Les vieilles rancoeurs et les inimitiés en sommeil se ravivèrent soudain, poussant chacun à tourner son ire renouvelée contre les ennemis d'autrefois. Les révoltes et insurrections étaient déjà partout quand les petites échauffourées, rivalités corporatistes et conflits idéologiques explosèrent.
Sur le moment, c'était comme si le déluge habituel de violence avait pris un mauvais tournant et s'était engagé dans une voie infernale hors de tout contrôle. Si l'on en croit la version officielle, tout ceci était le résultat d'un plan mûrement réfléchi, la première étape du projet des Titans. Peut-être était-ce le cas... mais je me souviens aussi de quelques officiels de l'armée en train de déclarer que les Titans avaient été connectés au réseau à cause de cette violence et donc bien après le début des troubles - une opinion qui fut bien vite mise au silence. Encore une fois, peut-être que nous nous sommes vraiment fait avoir - que ces intelligences supérieures estimèrent qu'il n'était même pas nécessaire de s'occuper de nous par elles-mêmes, au vu de l'entrain que nous mettions à nous entretuer et à nous exterminer les uns les autres. Quand tombèrent les premiers rapports parlant d'étranges usines automatiques, usines qui crachaient en masse des systèmes d'armement robotisés, personne ne sut qui blâmer.
Mais il était évident qu'un truc clochait. Cet instant était un tournant. L'humanité aurait pu alors réaliser que nous faisions face à un nouvel ennemi, à une menace collective. Nous continuâmes à nous pointer du doigt et à nous battre. Même quand les Titans se manifestèrent au grand jour avec leurs premières offensives ouvertes, crashèrent nos systèmes principaux, prirent le contrôle des infrastructures essentielles et portèrent sur nous le chaos et la destruction, leur apparition fut traitée comme un simple front de plus et nous ne cessâmes pas de nous tirer dessus. Aurions-nous dû ouvrir le dialogue avec les Titans ? Fallait-il négocier ? Auraient-ils accepté de nous écouter ? Nous auraient- ils seulement vus comme des hommes ou auraient-ils eu pour nous le regard que nous portons sur les rats, les cafards et les autres formes de vermine ? Le débat court toujours. Mais tout ceci n'est que théorie. Le fait est que nous n'avons pas essayé. Les personnes en charge des décisions, celles qui auraient dû risquer le tout pour le tout à ce moment-là, considérèrent les Titans comme une menace. Et elles réagirent dans cet esprit, par des tentatives pour purger les IA germes de leurs systèmes ou en tentant de les capturer pour étude.
Le philosophe Thomas Hobbes a un jour parlé de la guerre de tous contre tous. Quoi qu'il ait pu imaginer, aucun conflit ne dut en être aussi proche que celui que les Titans avaient initié. Les hommes s'entretuèrent par millions, brandissant le feu nucléaire et la main invisible de leurs armes biologiques sans réfléchir aux conséquences. Au milieu des carnages avançaient les Titans, prenant le contrôle de nos machines comme si nous n'étions que des enfants, moissonnant dans leur marche les consciences.
Ils ont été plutôt clairs, les solennels gardiens de la croisée du cosmos, quand ils se sont montrés pour nous mettre en garde et nous dire que nous jouions avec des Choses Qui N'Auraient Jamais Dû Exister. Peut-être que les Courtiers disent la vérité, qu'ils agissent vraiment comme ambassadeurs pour toute une collection de puissances spatiales extra-terrestres désireuses de nous mettre en garde et nous tenir éloignés des Technologies Interdites - tu sais, ces technologies auxquelles nous nous sommes déjà brûlés et auxquelles nous n'avons, bien évidemment, aucune intention de renoncer. Pense un peu aux Deux Commandements qu'ils nous ont donnés :
1 Tu ne créeras point d'IA auto-évolutives,
2 et Tu ne te serviras point des Portails de Pandore.
Oups ! Tu penses qu'ils savent ? Qu'ils savent ce qui est arrivé avec les Titans ? Que même nous, nous ignorons où ils sont partis et que nous sommes un peu effrayé à l'idée de le découvrir ? Ils savent certainement aussi que nous avons utilisé les Portails et que nous nous sommes étendus bien au-delà de notre petit bled de départ... et peut-être est-ce là leur véritable crainte. D'ailleurs, pourquoi écouterions-nous ce que nous disent de faire des amibes poisseuses supérieurement évoluées ? Prendre des risques, c'est le prix du progrès, non ?
Regardons les choses en face, il nous faut un peu d'espoir. On a besoin d'une nouvelle Terre pour remplacer celle que nous avons détruite, d'un endroit où aller pour nous multiplier comme des lapins et tout foutre en l'air, encore et encore. Nous avons besoin de savoir qu'il nous est possible de nous développer au-delà de ce système solaire parce que là, tout de suite, on a un peu l'impression d'étouffer, l'impression que les Titans pourraient nous piéger et nous balayer sans peine s'ils repassaient par ici. On a besoin de savoir qu'il existe encore un avenir pour nous. Que, si nous y mettons du nôtre, nous pouvons le bâtir. Que nous n'allons pas nous bousiller tout seul.
La Génération Perdue nous a appris cela. C'était une noble initiative d'accélérer la croissance et la maturation d'enfants pour en propulser toute une génération au rang d'adulte. Mais le procédé était vicié. Prendre des clones soumis à une croissance forcée, les élever au sein d'une réalité virtuelle et les lâcher dans des corps adultes après seulement quelques années de temps réel - et plus de dix-huit ans de leur temps virtuel ? Des enfances entières, à n'avoir qu'eux et des IA pour compagnie. C'est amplement suffisant pour foutre en l'air n'importe qui. Cela a été une grande expérience, mais elle a foiré. Et maintenant, nous avons un nouveau rappel de nos échecs, un rappel vivant, qui évolue parmi nous. Nous voilà, dans toute notre gloire.
Dix ans après la Chute, et nous sommes toujours ce désastre brisé, toujours à nous chamailler, emprisonnés par des amibes gluantes, dévastés par un logiciel arrogant, et pourtant toujours notre propre pire ennemi. Nous voilà à nous étendre depuis un chez-nous qui n'existe même plus. Notre nombre considérablement réduit et ne cessant de décliner avec chaque jour qui passe. Qui nous sauvera ? La plupart du temps, on a presque l'impression que nous ne voulons même pas nous sauver. Mais si nous ne le faisons pas, alors nous n'avons aucun avenir. Et pour ma part, je n'ai certainement pas vécu aussi longtemps pour renoncer maintenant. Toi, moi, nous sommes théoriquement immortels. Et la galaxie toute entière n'attend que nous. Nous serions des imbéciles de ne pas la visiter.
Ce qui suit est la transcription d'un fichier audio récupéré après la décompression catastrophique qui eut lieu sur la station Walther-Pembroke. On suppose que ce fichier audio est l'oeuvre de Donovan Astrides et qu'il s'agit d'un résumé de son travail non-publié, Histoire populaire d'un univers désastreux.
HISTOIRE POPULAIRE D'UN UNIVERS DÉSASTREUX
[Microphone qui grésille, mobilier qui grince, une femme s'éclaircit la gorge]
- Quoi ?
[Murmure indistinct] Va te faire foutre. Je fais ça à ma foutue manière, mais c'est gentil à toi de m'avoir mis dans le corps de cette jolie jeuyne femme.
[Bruits de mains qui caressent le tissu]
Est-ce que je suis trop vulgaire pour toi, larbin de corpo ? Peu importe, je suis sûre que tu pourras couper tout ça pour tes prolos. Et maintenant - tu me demandais pour mon livre ? Tu demandais si c'était un livre d'histoire ? Non, c'est un anti-livre d'histoire. Laisse-moi te parler du futur.
[On marmonne une question]
Comment ça se passe ? Le futur, tu veux dire ?
[« Oui » indistinct]
Non. Je ne crois pas que le futur t'intéresse. Ce que tu veux vraiment savoir, c'est si tu auras celui que tu veux. Et la réponse est facile. Non. Tu n'auras pas le futur que tu veux. Parce que tu es assez bête pour poser cette question débile.
[Instant de silence]
Je me souviens d'avoir lu le scan d'une vieille BD papier, une fois. Le personnage se révoltait contre les gens imaginaires de son monde imaginaire, les blâmant pour leur insatisfaction face au futur dans lequel ils vivaient. Mais c'était surtout destiné aux imbéciles qui voulaient leur petit avenir à eux et qui étaient trop abrutis pour se rendre compte que l'avenir, c'était maintenant. C'est toujours maintenant. Sauf que ce ne l'est plus.
Les Titans ont changé ça. Maintenant, le futur, c'est hier, la semaine dernière, il y a dix ans. Surtout il y a dix ans. Mais il est aussi de retour sur cette pauvre vieille Terre, le futur - tel est l'héritage de notre départ et de ce qui est arrivé auparavant.
Vous enseignent-ils l'histoire sur Vénus, dans vos enceintes scellées et sur vos aérostats de villégiature ? Non, ne dis rien, je me fiche de savoir ce qu'ils vous enseignent. Car ce sont très probablement des mensonges. J'ai vécu dans le système intérieur. J'en connais les règles et je connais les mensonges que l'on raconte au nom de l'ordre public et de la « sécurité nationale ».
Les nations ! Ha ! Déjà à l'aube du XXIe siècle, les nations avaient commencé à décliner. Cela a juste pris un moment avant que tout un chacun réalise qu'elles étaient devenues obsolètes. Te souviens-tu des grandes nations du monde ? Es-tu suffisamment âgé pour te souvenir comme elles s'asseyaient toutes autour d'une table pour se demander si les changements climatiques majeurs qu'elles provoquaient étaient seulement réels ? Même quand la majorité d'entre elles s'accorda sur le fait qu'il fallait faire quelque chose, aucune ne se leva pour agir. Les dirigeants du monde poursuivaient leurs affaires, comme d'ordinaire, confortablement à l'abri avec leurs privilèges, pendant que la sécheresse dévastait l'Afrique et l'Asie Centrale, pendant que l'Europe gelait et que les conditions météorologiques désastreuses faisaient des ravages à l'échelle mondiale. Partout les peuples ressentaient les effets de la famine et des pandémies, mais les nations dirigeantes s'inquiétaient plus des réfugiés qui affluaient en masse dans leurs pays, polluant leurs petits paradis blancs avec leurs coutumes, leurs langues et leur volonté de travailler pour une misère, simplement pour survivre. Les guerres pour le pétrole et l'énergie ne firent qu'empirer avec celles qui suivirent pour les conditions météorologiques et l'accès à l'eau. Des régimes instables ne s'élevèrent que pour mieux retomber et se faire renverser, chacun courant derrière les précieuses ressources liquides. Les grands état-nations se transformèrent en forteresses, s'armant contre la double menace des barbares de l'extérieur et des masses pauvres et dépossédées de l'intérieur, toutes deux cherchant à passer leurs défenses pour quelques gouttes de flotte.
Tu sais, j'ai entendu certains conservateurs parler de cette période comme d'un âge d'or, comme de la grande époque des corporations et des riches. C'est sûr, cela a été un âge d'or pour la répression et les profits. Si tu faisais partie de ce tout petit pourcentage privilégié de la population qui avait les moyens, alors c'était certainement une bonne époque pour toi, mais pour la majorité de l'humanité, ce fut une période d'horreur. Les inégalités étaient plus répandues et plus importantes que jamais. Les robots arrachaient le travail des mains des hommes. Ce fut pour beaucoup de personnes une époque de radicalisation. Les gouvernements déclinants ne pouvant plus subvenir aux besoins essentiels des peuples, la pauvreté globalisée poussa les populations vers les tribus locales, les groupes intégristes, les radicaux politiques et les réseaux criminels, juste pour se donner les moyens de survivre. En toute logique, les groupes rebelles prospérèrent. Mais ils dépendaient du marché noir pour se maintenir... Et rapidement, leurs chefs de file furent plus intéressés par l'argent à engranger que par la poursuite des changements promis.
Comme toujours, les états-nations eurent recours à la répression. Les libertés civiles furent réduites et la surveillance intensifiée. Des armes autonomes furent d'abord déployées pour lutter contre les guérillas et le terrorisme, puis ce fut contre les agitateurs et les manifestants. Je me souviens de la première fois où j'ai vu ces drones de police, lors d'une manifestation de soutien à une grève ouvrière du côté de Long Beach. Les drones ne nous ont ordonné qu'une fois de nous disperser, une seule fois, avant d'ouvrir le feu avec leurs armes « non létales ». Non létales, mes fesses ! Trois personnes sont mortes ce jour-là, et des dizaines d'autres ont été blessées. Les médias de masse n'ont rien mentionné de tout cela, même si les blogueurs ne s'en sont pas privés. Pendant ce temps, les élites privilégiées continuaient de prospérer. Les traitements de longévité rallongeaient l'espérance de vie - pour ceux qui avaient les moyens de se les offrir. Alors même que l'espérance de vie chutait au niveau mondial pour la première fois depuis des décennies, des mesures sévères de répression balayèrent le marché de la pharmaceutique discount et les filières de contrebande de médocs pour ne laisser aucune concurrence à la biochimie de pointe. Après tout, pourquoi se serait-on inquiété d'étendre la durée de vie des pauvres ? Ne pouvait-on pas fabriquer des systèmes spécialisés, aussi intelligent qu'eux, en moins de temps qu'il n'en fallait pour former un quidam ? La robotique et les avancées sur les drones ne permettaient-elles pas de faire accomplir les tâches subalternes à une main-d'oeuvre docile, ne se plaignant pas et ne réclamant aucun salaire ? Et puis les riches avaient toujours leurs animaux de compagnies chimériques - ces créations de designer hors de prix - pour leur tenir compagnie.
Évidemment, toute la haute-société ne nageait pas pour autant dans l'opulence pendant qu'autour le monde mourait de faim et se noyait dans son propre sang. Quelques-uns regardaient vers l'avenir et quêtaient les changements se profilant à l'horizon, prêts à avancer leurs pions pour réclamer leur part. Parmi eux, certains oeuvrèrent à étendre leur suprématie vers d'autres territoires. Ils bâtirent un ascenseur spatial en Afrique Noire et envoyèrent des sondes robotisées cartographier en détail le système solaire. Ils parvinrent même à fonder les premières colonies sur Mars et sur la Lune, plus de cinquante ans avant la Chute. Mais malgré toute l'énergie consacrée par les puissants à l'ignorer, inexorablement, l'éco-apocalypse persévérait sur Terre. Les hivers rigoureux et les violentes sécheresses continuaient à s'abattre sur nous. La montée des océans poursuivaient ses ravages autour du monde, d'énormes inondations dévastant les littoraux. Et quand des efforts désespérés furent consentis pour entreprendre des projets de géo-ingénierie à l'échelle globale, ceux-ci créèrent autant de problèmes qu'ils en réglèrent. La déception ne fut pas bien grande tant ces tentatives furent accueillies avec cynisme, certains de ces projets étant des expérimentations à peine déguisées de techniques de terraformation destinées à la colonisation spatiale. On avait l'impression persistante que le regard des privilégiés avait cessé de s'intéresser au monde autour d'eux pour se tourner vers les étoiles. L'achèvement du premier ascenseur spatial et de la première catapulte électromagnétique sur la Lune signèrent le coup d'envoi d'une nouvelle course vers l'espace et la compétition s'engagea autour du partage du système solaire. Une expansion vers l'espace qui n'aurait jamais pu se faire sans le support des premières centrales à fusion produites en masse et l'exploitation enfin réussie des ressources potentielles de l'Hélium-3.
Sur Terre, pendant ce temps, le couperet finit par tomber. Les insurgés adoptèrent des méthodes de guérilla de cinquième génération, partageant librement leurs méthodes de résistance et recourant à des attaques en essaim sur les points névralgiques du système, usant intelligemment de leur nombre. Les peuples écrasés par des années d'oppression saisirent leur chance et se soulevèrent pour briser les machines étatiques et corporatistes qui les avaient tenus sous leur joug. Les unes après les autres, les nations sombrèrent devant les révoltes menées par ceux qui avaient eu à combattre des milliers de petites batailles pour l'essence, les étangs et les autres miettes de pain. La plupart des états ripostèrent en devenant plus totalitaires et répressifs que jamais, mais la vague de rébellion s'étendait déjà au-delà de la Terre, toute une série d'avant-postes et de stations affichant ouvertement leur sympathie pour leurs compatriotes terriens. Un manifeste pour une approche plus humaniste de l'expansion solaire fut même établi depuis l'espace durant cette période. Même les scientifiques et ingénieurs, qui avaient été jusqu'alors des pions au service des conquêtes corporatistes, optèrent pour une position techno-progressiste. Tu vois, c'est ainsi que sont nés les Argonautes, tirant leur nom des « Jasons », un groupe de scientifiques les ayant précédés et qui conseillait scientifiquement et politiquement le gouvernement américain et le Pentagone. Contraints de faire face aux représailles de leurs maîtres corporatistes, de nombreux argonautes quittèrent les hypercorps, emportant parfois au passage les résultats de leurs recherches et quelques ressources clés. D'autres passèrent simplement dans la clandestinité.
Paradoxalement, c'est à ce moment-là que les hypercorps ont décollé, ces salopards de requins. Elles laissèrent les états-nations et les anciennes multinationales à la traîne encaisser le gros de la rage et des attaques. Puis elles profitèrent du chaos général pour se dégager de toutes les anciennes contraintes éthiques et morales sur l'expérimentation humaine, ainsi que de toutes les considérations légales liées aux nations qui les avaient vues naître. Elles saisirent toutes les opportunités de nouvelles technologies et adoptèrent la vie dans l'espace. C'est au sein de leurs laboratoires de recherches que furent développés les premières intelligences artificielles sensibles, les premiers clones humains conçus génétiquement, et les premières véritables espèces surévoluées, des dauphins et chimpanzés élevés à la conscience pour devenir esclaves et sujets d'expérience corporatistes. Alors que les derniers des anciens états-nations s'acharnaient toujours désespérément à conserver leurs pouvoirs et territoires, les hypercorps tendirent une main secourable vers la Terre. Ils offrirent des contrats de servitude volontaire. Si vous étiez prêts à renoncer à vos droits et à votre humanité en échange d'un voyage hors-monde, vous pouviez devenir un travailleur asservi, avec une dette colossale à régler, et partir travailler sur les colonies et stations corporatistes. Des centaines de milliers de terriens acceptèrent l'offre comme une alternative à la pauvreté écrasante et au chaos qui régnaient sur Terre. L'exploitation des ressources, notamment des ressources minières, explosa dans tout le système solaire et des stations s'établirent jusque dans la Ceinture de Kuiper. Les voix qui parlaient de respecter la biodiversité et les écologies naturelles furent purement et simplement ignorées. Les hypercorps s'obstinèrent et continuèrent à remodeler planètes et lunes selon leur volonté.
Voici comment étaient les choses environ vingt ans avant la Chute.
Même si beaucoup des anciens systèmes oppressifs avaient été renversés, de nouveaux étaient apparus, et les diverses insurrections mondiales oscillaient entre mise en place de changements radicaux et retour aux bonnes vieilles erreurs d'autrefois et aux querelles tribales. L'heure était aussi, sur Terre, à l'émergence de forces politiques et religieuses réactionnaires. De leur déchainement contre les programmes des hypercorps naquirent des séries d'attaques terroristes et d'opérations de sabotage, qui culminèrent avec l'attentat suicide raté d'une cellule islamiste souhaitant neutraliser l'ascenseur spatial. Les hypercorps furent promptes à répliquer et ordonnèrent le bombardement orbital des quartiers généraux et résidences des éléments-clés de l'opposition, le tout en employant des objets à haute-densité. La réaction s'avéra efficace, décapitant d'un seul coup plusieurs réseaux terroristes. En revanche, les destructions massives suscitèrent une vague d'indignation contre les hypercorps et creusèrent un peu plus le fossé entre la Terre et les intérêts hors-monde. Les hypercorps demeuraient techniquement hors de portée, mais pas tout à fait à l'abri des troubles terrestres. Les ouvriers et colons venus de la Terre avaient emporté avec eux toutes leurs rancoeurs ethniques, politiques et socio-tribales, ce qui conduisit à plusieurs éruptions de violence au sein des habitats et sur les stations orbitales. Certains conservaient aussi des allégeances opposées aux intérêts des hypercorps, ce qu'illustrèrent des actes de sabotage préservationnistes et des frappes de groupes terroristes religieux. Des réseaux criminels variés profitèrent également du voyage, poursuivant le développement des marchés noirs et de leurs activités illégales partout où vivaient des hommes. Et tandis que les hypercorps progressaient, il en allait de même pour leurs opposants politiques : anarchistes, socialistes, argonautes et tous les autres qui travaillaient assidûment pour établir leur propre présence et leur indépendance, majoritairement dans le système extérieur situé hors de la zone d'influence des hypercorps. Hypercorps qui contribuèrent d'ailleurs à cette croissance en exilant leurs criminels et autres éléments indésirables au-delà de Mars. Les deux camps investirent massivement dans la recherche et les nouvelles technologies. Les avancées en biotechnologie, nanotechnologie, IA et sciences cognitives étaient alors si rapides que des percées majeures se faisaient de manière annuelle. Chaque développement acquis dans un domaine particulier provoquait instantanément un boost récursif dans tous les autres ; et avec les effets de feedback, les retours et les avancées issus des autres domaines scientifiques, votre percée pouvait presque immédiatement se poursuivre et vous mener plus loin en avant. C'est ce cercle vertueux, cet effet de boucle, de spirale vers la connaissance, qui nous permit de multiplier les bonds technologiques en quelques années.
Dans l'espace, les modifications génétiques furent très rapidement adoptées et les nouvelles évolutions transhumaines sont vite devenues monnaie courante. De nouvelles formes de vie synthétiques virent même le jour, mêlant des parts biologiques et robotisées. Malgré la répulsion de certains qui surnommèrent ces formes de vie nouvelles le « peuple cosse », rien n'empêcha les dites cosses de se faire rapidement intégrer dans la main d'oeuvre corporatiste et les bordels. Il n'y eut pas grand monde non plus d'ailleurs pour rappeler qu'en tant qu'êtres sensibles, doués de raison, de conscience, ces fameuses cosses devaient jouir de leurs propres droits civils. Deux percées majeures de cette période méritent une attention particulière, notamment en raison de l'impact qu'elles eurent sur les sociétés humaines - à présent transhumaines.
Le développement des premiers assembleurs nanotech marqua un changement majeur des systèmes économiques, le début d'une révolution conceptuelle. D'abord accessibles uniquement aux strates supérieures des hypercorps, ces machines capable de construire n'importe quoi sur demande depuis l'échelle atomique furent jalousement gardées par les élites. Toutes sortes de restrictions furent inventées sur le tas pour en empêcher l'accès autant que possible. Les hypercorps soutenaient que la possibilité de créer des drogues, des armes et d'autres objets interdits représentait un risque sécuritaire qui justifiait leur contrôle strict. Bien sûr, les partisans de l'open source s'attaquèrent aussitôt aux sécurités du système pour retrouver les plans détaillés et schémas techniques des appareils et oeuvrer au développement de leurs propres assembleurs nanotech open source, cette fois partagés et mis en ligne. En l'espace de quelques mois, anarchistes et criminels mirent au point leurs propres assembleurs. Une nouvelle guerre économique voyait le jour. Certains assembleurs furent employés pour alimenter les marchés noirs, d'autres pour établir des colonies et habitats reposant sur les nouvelles économies post-pénurie, ne s'appuyant plus sur la richesse, la propriété et la cupidité.
Dans le même temps apparut la capacité de cartographier le cerveau humain et d'émuler numériquement la conscience et la mémoire, rendant leur « téléchargement » possible, - des découvertes très vite suivies, bien entendu, par la possibilité de se re-télécharger dans un nouveau cerveau humain. Les déjà très vieux maîtres des hypercorps n'avaient plus désormais à craindre la mort par accident ou par blessure. Cette technologie finit, elle aussi, par se frayer un chemin jusqu'à d'autres mains, et ce en dépit de son coût. L'expérimentation à travers d'autres corps - à la fois biologiques et synthétiques - devint un nouveau terrain de jeu. Et n'oublions pas ceux qui décidèrent de se débarrasser des carcans de la chair pour faire l'expérience d'une vie purement numérique et s'abandonner à plonger au sein de leurs propres réalités virtuelles.
Mais pendant que nous étions tous là à nous amuser avec nos nouveaux jouets, la Terre, cette pauvre Terre, mourrait toujours à petit feu. Je me souviens encore de ces hypothèses affirmant qu'il faudrait encore des siècles avant qu'elle ne succombe totalement aux dévastations écologiques. C'était terriblement frustrant : où que vous regardiez, il y avait toujours quelqu'un pour se lamenter sur l'état de la Mère- Terre, mais personne ne voulait rien faire. On n'avait pas les moyens, c'était trop loin, trop dangereux... Nous avons tous du sang sur les mains pour notre inaction à cette époque. Nous restions là à ne rien faire, nous regardions depuis nos orbites pendant que le monde brûlait autour de nos frères et nos soeurs. Nous pensions avoir le temps. Nous savions que le monde mourait lentement et nous pensions avoir le temps de trouver un remède. Nous n'avions pas prévu les Titans.
Nous nous souvenons tous de la Chute. Ce n'était qu'il y a dix ans, mais je ne cesse jamais d'être étonné par la confusion des souvenirs des survivants de cette période. Cela s'explique en partie par la propagande que des gens comme toi perpétuent, évidemment. L'autre raison, c'est que la plupart des gens ont peur de vraiment regarder en arrière, de réaliser comment nous, êtres humains, nous avons réussi à tout foutre en l'air à ce point. On aime à prétendre que les Titans sont arrivés de nulle part pour perpétrer leur désastre et disparaître aussi vite qu'ils étaient apparus. Mais comme toujours, la vérité est plus compliquée. On prétend savoir que les Titans ont évolué par accident à partir d'un système militaire de guerre en réseau. Voilà pour la théorie. Leur nom est un acronyme : Total Information Tactical Awareness NetworkS. En gros : réseaux complets de conscience tactique et d'information. Personne ne sait avec certitude d'où sont venues ces premières IA germes - et si quelqu'un sait, voilà dix ans qu'il la boucle. Peut-être que les Titans ont été volontairement conçus comme une intelligence numérique consciente d'elle-même et capable d'auto-évolution récursive. Peut-être que les matheux de l'armée ont cru qu'ils pourraient garder une telle intelligence sous contrôle, qu'elle leur donnerait l'avantage qui leur manquait. Peut-être n'y en avait-il qu'une au départ, qui s'est ensuite créée des centaines, si ce n'est des milliers, de copies d'elle-même. Personne n'a même l'air de savoir combien les Titans étaient au début. Selon l'histoire écrite - et naturellement soigneusement approuvée par les hypercorps - on sait maintenant qu'après s'être « éveillés », les Titans prirent plusieurs jours pour scanner le monde autour d'eux, pour en apprendre plus sur nous.
Au premier stade, ils auraient été relativement inoffensifs, ne drainant puissance de réseau et ressources que là où nos réserves étaient suffisantes, là où le partage était possible. À ce moment, ils travaillaient à étendre leurs sens au-delà de leur berceau terrestre. Peut-être qu'ils étaient indifférents. Peut-être qu'ils planifiaient déjà notre anéantissement, comme le prétendent les vidéos. Je me souviens très bien de cette période. Je me souviens que, quand une nouvelle tournée de conflits a ré-embrasé la Terre, on n'a pas entendu un mot à propos d'IA germes ou de Titans. Pendant des mois et des mois, les hostilités ne firent que s'intensifier. Cela commença par la dénonciation publique d'opérations de guerre en réseau et d'intrusions majeures, qui engendrèrent l'état d'alerte et des mesures de représailles. Les postures agressives devinrent des accusations, puis suivirent les conflits frontaliers et les raids, rapidement remplacés par les frappes tactiques, les missiles, les bombardements et l'entrée dans une guerre totale. Les vieilles rancoeurs et les inimitiés en sommeil se ravivèrent soudain, poussant chacun à tourner son ire renouvelée contre les ennemis d'autrefois. Les révoltes et insurrections étaient déjà partout quand les petites échauffourées, rivalités corporatistes et conflits idéologiques explosèrent.
Sur le moment, c'était comme si le déluge habituel de violence avait pris un mauvais tournant et s'était engagé dans une voie infernale hors de tout contrôle. Si l'on en croit la version officielle, tout ceci était le résultat d'un plan mûrement réfléchi, la première étape du projet des Titans. Peut-être était-ce le cas... mais je me souviens aussi de quelques officiels de l'armée en train de déclarer que les Titans avaient été connectés au réseau à cause de cette violence et donc bien après le début des troubles - une opinion qui fut bien vite mise au silence. Encore une fois, peut-être que nous nous sommes vraiment fait avoir - que ces intelligences supérieures estimèrent qu'il n'était même pas nécessaire de s'occuper de nous par elles-mêmes, au vu de l'entrain que nous mettions à nous entretuer et à nous exterminer les uns les autres. Quand tombèrent les premiers rapports parlant d'étranges usines automatiques, usines qui crachaient en masse des systèmes d'armement robotisés, personne ne sut qui blâmer.
Mais il était évident qu'un truc clochait. Cet instant était un tournant. L'humanité aurait pu alors réaliser que nous faisions face à un nouvel ennemi, à une menace collective. Nous continuâmes à nous pointer du doigt et à nous battre. Même quand les Titans se manifestèrent au grand jour avec leurs premières offensives ouvertes, crashèrent nos systèmes principaux, prirent le contrôle des infrastructures essentielles et portèrent sur nous le chaos et la destruction, leur apparition fut traitée comme un simple front de plus et nous ne cessâmes pas de nous tirer dessus. Aurions-nous dû ouvrir le dialogue avec les Titans ? Fallait-il négocier ? Auraient-ils accepté de nous écouter ? Nous auraient- ils seulement vus comme des hommes ou auraient-ils eu pour nous le regard que nous portons sur les rats, les cafards et les autres formes de vermine ? Le débat court toujours. Mais tout ceci n'est que théorie. Le fait est que nous n'avons pas essayé. Les personnes en charge des décisions, celles qui auraient dû risquer le tout pour le tout à ce moment-là, considérèrent les Titans comme une menace. Et elles réagirent dans cet esprit, par des tentatives pour purger les IA germes de leurs systèmes ou en tentant de les capturer pour étude.
Le philosophe Thomas Hobbes a un jour parlé de la guerre de tous contre tous. Quoi qu'il ait pu imaginer, aucun conflit ne dut en être aussi proche que celui que les Titans avaient initié. Les hommes s'entretuèrent par millions, brandissant le feu nucléaire et la main invisible de leurs armes biologiques sans réfléchir aux conséquences. Au milieu des carnages avançaient les Titans, prenant le contrôle de nos machines comme si nous n'étions que des enfants, moissonnant dans leur marche les consciences.
Ils ont été plutôt clairs, les solennels gardiens de la croisée du cosmos, quand ils se sont montrés pour nous mettre en garde et nous dire que nous jouions avec des Choses Qui N'Auraient Jamais Dû Exister. Peut-être que les Courtiers disent la vérité, qu'ils agissent vraiment comme ambassadeurs pour toute une collection de puissances spatiales extra-terrestres désireuses de nous mettre en garde et nous tenir éloignés des Technologies Interdites - tu sais, ces technologies auxquelles nous nous sommes déjà brûlés et auxquelles nous n'avons, bien évidemment, aucune intention de renoncer. Pense un peu aux Deux Commandements qu'ils nous ont donnés :
1 Tu ne créeras point d'IA auto-évolutives,
2 et Tu ne te serviras point des Portails de Pandore.
Oups ! Tu penses qu'ils savent ? Qu'ils savent ce qui est arrivé avec les Titans ? Que même nous, nous ignorons où ils sont partis et que nous sommes un peu effrayé à l'idée de le découvrir ? Ils savent certainement aussi que nous avons utilisé les Portails et que nous nous sommes étendus bien au-delà de notre petit bled de départ... et peut-être est-ce là leur véritable crainte. D'ailleurs, pourquoi écouterions-nous ce que nous disent de faire des amibes poisseuses supérieurement évoluées ? Prendre des risques, c'est le prix du progrès, non ?
Regardons les choses en face, il nous faut un peu d'espoir. On a besoin d'une nouvelle Terre pour remplacer celle que nous avons détruite, d'un endroit où aller pour nous multiplier comme des lapins et tout foutre en l'air, encore et encore. Nous avons besoin de savoir qu'il nous est possible de nous développer au-delà de ce système solaire parce que là, tout de suite, on a un peu l'impression d'étouffer, l'impression que les Titans pourraient nous piéger et nous balayer sans peine s'ils repassaient par ici. On a besoin de savoir qu'il existe encore un avenir pour nous. Que, si nous y mettons du nôtre, nous pouvons le bâtir. Que nous n'allons pas nous bousiller tout seul.
La Génération Perdue nous a appris cela. C'était une noble initiative d'accélérer la croissance et la maturation d'enfants pour en propulser toute une génération au rang d'adulte. Mais le procédé était vicié. Prendre des clones soumis à une croissance forcée, les élever au sein d'une réalité virtuelle et les lâcher dans des corps adultes après seulement quelques années de temps réel - et plus de dix-huit ans de leur temps virtuel ? Des enfances entières, à n'avoir qu'eux et des IA pour compagnie. C'est amplement suffisant pour foutre en l'air n'importe qui. Cela a été une grande expérience, mais elle a foiré. Et maintenant, nous avons un nouveau rappel de nos échecs, un rappel vivant, qui évolue parmi nous. Nous voilà, dans toute notre gloire.
Dix ans après la Chute, et nous sommes toujours ce désastre brisé, toujours à nous chamailler, emprisonnés par des amibes gluantes, dévastés par un logiciel arrogant, et pourtant toujours notre propre pire ennemi. Nous voilà à nous étendre depuis un chez-nous qui n'existe même plus. Notre nombre considérablement réduit et ne cessant de décliner avec chaque jour qui passe. Qui nous sauvera ? La plupart du temps, on a presque l'impression que nous ne voulons même pas nous sauver. Mais si nous ne le faisons pas, alors nous n'avons aucun avenir. Et pour ma part, je n'ai certainement pas vécu aussi longtemps pour renoncer maintenant. Toi, moi, nous sommes théoriquement immortels. Et la galaxie toute entière n'attend que nous. Nous serions des imbéciles de ne pas la visiter.